La différence entre complot et conspiration peut paraître minime, mais à bien étudier la sémantique de chacun des substantifs, elle ne l’est pas. Si ces deux mots ont en commun un projet « secret », ils se distinguent par le nombre de personnes impliquées, l’objectif, le temps de l’action ou de sa préparation, les moyens et la cible. François Guizot, dans son Nouveau dictionnaire universel des synonymes de la langue française (1833), qualifie de complot toute action orchestrée par un nombre restreint d’individus dont l’objectif est criminel,1 à l’inverse de la conspiration qui nourrit des objectifs divers, notamment celui du changement, et rassemble un plus grand nombre d’individus.2 Le complot pourrait se résumer par une action limitée dans le temps, « un coup à frapper », tandis que la conspiration nécessite une préparation sur une durée plus ou moins longue, c’est « un succès à préparer ».3 Le dictionnaire Trésor de la langue française (TLF) établit la distinction entre complot et conspiration par le facteur de nuisance auprès d’un personnage public ou d’un individu s’agissant du complot, tandis que la conspiration permet de renverser le pouvoir établi. Les deux termes se différencient aussi par les motivations tout autant que les profils des individus : « la malignité, la méchanceté, la scélératesse, inspirent les complots. Les gens malintentioanés (sic), mécontens (sic), malfaisaus (sic), mauvais citoyens, sujets indociles, forment des conspirations. »4
Poursuivons l’analyse. D’abord le complot dont l’étymologie est inconnue. Ce substantif a une connotation négative — probablement due aux « prétendus » complots des Illuminati ou de la Franc-maçonnerie, terme au demeurant inapproprié. Selon le TLF, complot veut dire « Dessein secret, concerté entre plusieurs personnes, avec l'intention de nuire à l'autorité d'un personnage public ou d'une institution, éventuellement d'attenter à sa vie ou à sa sûreté. [par extension] Projet quelconque concerté secrètement entre deux ou plusieurs personnes. »5 La définition de Guizot apporte plus de précisions qui ne devraient pas être négligées : le « complot est le concert clandestin de quelques personnes unies ou liées pour abattre, détruire, par quelque coup aussi efficace qu’inopiné, ce qui leur faire peine, envie, ombrage, obstacle. […] L’idée dominante du complot est celle d’une entreprise compliquée, enveloppée, sourde, formée en cachette par deux ou plusieurs personnes […]. »6
La définition aujourd’hui retenue par le Trésor de la langue française est « un accord secret entre plusieurs personnes en vue de renverser le pouvoir établi ou ses représentants. […] Entente secrète entre plusieurs personnes ou choses personnifiées, contre quelqu’un ou quelque chose. […] Série d’actions secrètes entreprises au profit de quelqu’un ou quelque chose. […] Entente secrète ou tacite entre plusieurs personnes pour étouffer un fait, les opinions ou les droits de quelqu’un ».7 Une fois encore, la définition de Guizot apporte un éclairage pertinent : la « conspiration est l’intelligence sourde de gens munis de sentimens (sic) pour se défaire ou se délivrer, par quelque grand coup, de certains personnages ou de certains corps importants, puissans (sic) ou accrédités dans l’Etat, et changer la face des choses, ou quelquefois aussi pour nuire à des particuliers, et même pour servir. […] Son idée naturelle et dominante est donc celle d’un dessein formé dans la silence et les ténèbres, par quelques personnes qui, animées d’une même passion, tendent ensemble au même but. […] La conspiration n’a ordinairement en vue que les personnes et un changement de la face des choses. »8
Conspirationniste et conspirationisme ont été récemment introduits dans la langue française — ou devrai-je plutôt dire, au vocabulaire… — formés à partir de la base morphologique « conspiration- »9 suivie d’un suffixe qui précise le sens à donner. On parle alors de néologisme. Ils sont cependant absents des dictionnaires le Trésor de la langue française et de l’Académie française10 — à la date de rédaction de cet article. Fort heureusement leurs analyses étymologiques apportent un éclairage sémantique.
Le suffixe -iste est formateur d’adjectifs et de substantifs ; ainsi le « mot désigne celui qui adhère à une doctrine, une croyance, un système, un mode de vie, de pensée ou d’action, ou exprime l’appartenance à ceux-ci ».11 A titre d’exemple, le vocable « social-iste », personne qui adhère à l’idéologie politique du social-isme ; « gaull-iste », personne qui adhère à la pensée du Général de Gaulle ; « bouddh-iste », personne qui pratique le bouddh-isme. Cela n’implique aucunement que « la personne » ait pris activement part à la création du mouvement politique, du courant de pensée ou de la pratique. Elle y adhère, tout simplement ; par son adhésion, cela veut aussi dire qu’elle consent aux idées ou pratiques défendues. Dit autrement et en toute logique, un conspirationniste, bien qu’il n’ait pas activement pris part à une conspiration, y consent, donc ne manifeste aucun avis contraire à sa mise en œuvre, à ses objectifs et ses conséquences. Comment, dans ce cas, peut-on accuser les « non-politiquement corrects » de conspirationnistes, sachant qu’ils dénoncent justement soit une possible conspiration (dans le sens précédemment défini), soit — et plus généralement — une autre hypothèse pour élucider une énigme ?
Le suffixe -isme « implique une prise de position, théorique ou pratique, en faveur de la réalité ou de la notion que dénote la base ».12 Je reprends mes précédents exemples : « social-isme », « bouddh-isme », « gaull-isme » : ces vocables peuvent s’entendre de deux manières, soit l’adhésion, soit la reconnaissance de leur existence. Nul besoin d’être socialiste, bouddhiste, gaulliste pour reconnaître leur existence, sans pour autant adhérer aux idées ; ou à l’inverse, on peut être socialiste, bouddhiste ou gaulliste, donc adhérer aux idéologies, sans pour autant être impliqué activement au sein d’une organisation politique ou spirituelle. Donc logiquement, le conspirationnisme exprime soit une adhésion à une conspiration — sans pour autant y prendre activement part – ou une reconnaissance qu’il y a bien une conspiration, tout en étant totalement extérieur tant à l’idée qu’à une implication personnelle.
Il est donc essentiel de bien faire les distinctions à la fois entre complot, conspiration et les suffixes ajoutés aux bases morphologiques. Ce qui ne semble pas être le cas, tant leur utilisation est sémantiquement abusivement inexacte ! Pour le fondateur de Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt qui décrit le « conspirationnisme » comme étant
une tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement choquant et/ou dramatique (catastrophe naturelle, accident industriel, crise économique, mort d’une personnalité, attentat, révolution…) à un inavouable complot dont les auteurs – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité.13
Le « conspirationnisme » est-il une adhésion à une conspiration, à un complot ? Les différences sont plutôt significatives !
Car c'est un fait avéré : chacun donne sa propre définition sans se soucier de la langue française, de l'étymologie. On assiste ainsi à une surenchère sur les plateaux de télévision. A titre d'exemple, je retranscris ici la “définition” du sociologue-essayiste Mathieu Bock-Coté dans Face à l'info sur Cnews,14 se basant sur les travaux de Pierre André Taguieff :
La définition du complotisme s’étend ou se réfracte en fonction des circonstances. […] Qu’est-ce qu’il y a dans le complotisme si on le prend au sérieux, vraiment. D’abord et avant tout, une conviction, le monde serait organisé par une grande volonté manipulatrice qui donc assujettirait les masses ; une volonté manipulatrice, et là selon les complots disponibles, et bien le méchant peut changer. Pour les uns, c’est l’église catholique et les jésuites, […] pour les autres, ce sont les Juifs ; pour d’autres, ce sont les franc-maçons. On voit selon nos préférences, et bien on peut avoir un méchant différent qui organise l’assujetissement du monde. Ensuite, donc c’est une forme toute puissante masquée qui organise le monde, qui le manipule mais qui se dissimule derrière un théâtre d’ombres, un théâtre de libertés faussées. Dans la logique du complotisme, il y a aussi celui qui prétend dévoiler le complot, celui qui a tout vu, devant les forces de l’ombre, les manipulateurs absolus qui organisent, qui complotent et qui conspirationnent ; de l’autre coté, qu’est-ce qu’on a, on a ceux qui dévoilent la lumière, les guerriers de la lumière. […] On peut dire que la psychologie conspirationniste, la psychologie complotiste, c’est ça, c’est l’idée d’un monde intégralement manipulé par une volonté malveillante qui organiserait, qui dissimulerait ses propres crimes et dès lors la responsabilité des enquêteurs de la vérité, ce serait de dévoiler la présence partout de cette force manipulatrice. […] Il y a une volonté manipulatrice qui organise le monde depuis toujours. Il y a quelque chose là-dedans qui me semble empiriquement invérifiable […] Si on veut parler vraiment de la définition du complotisme, c’est ça pour moi. A la rigueur, on nous dira, si on veut avoir une version modifiée, il y a tout ceux qui voient des complots partout, pour qui il n’y a pas de hasard en ce monde, il y a toujours une conspiration quelque part qui explique quelque chose. Appelons-ça une version dégradée du complotisme. Si on veut avoir une version rigoureuse, utile, utilisable surtout pour analyser les phénomènes sociaux, on peut avoir ça ; on ajoutera que ça répond à des besoins, c’est-à-dire que pour bien des gens qui n’ont pas une connaissance subtile, bien documentée et tout ça — la plupart des gens ont autre chose à faire que de penser à l’ordre du monde tous les jours —, il y une forme de désir de cohérence et de sens dans cette idée, que finalement ils sont, qui sont-ils, ils organisent ça depuis toujours et contre nous. Ça c’est la mentalité conspirationiste, on peut la prendre. Ensuite le problème, c’est que ce terme est utilisé pour décrire bien d’autre chose. […] L’Histoire est peuplée de complots ; certains ont échoué et d’autres ont réussi. Des complots, il y en a évidemment. […] Une opération dissimulée, une opération politique dissimulée au regard de tous. Et on frappe ensuite. […] Dire le complotisme qui est une forme de psychologie . […] Il y a des complots qui meublent l’Histoire. Ensuite l’utilisation abusive du terme complotismes…
Conclusion. Contrairement à l’analyse étymologique, ces deux termes sont utilisés abusivement comme des termes génériques « fourre-tout » qui incluent tout ce qui est contraire au « politiquement correct » et à la soi-disante expertise des journalistes des media, en particulier des media de masse ou mainstream. Un échappatoire pour éviter d’avoir à penser, à entreprendre des recherches autre que celles 2.0. La divergence des méthodes d’investigations et d’opinions n’est autorisée que dans la sphère scientifique — quoi que…. Il est en effet intéressant de constater que, si les scientifiques font preuve d’une certaine tolérance et d’ouverture d’esprit dans leur discipline respective, ces mêmes scientifiques ont généralement et hélas un tout autre regard du traitement de l’information.
Guizot, François M. 1833. Nouveau dictionnaire universel des synonymes de la langue française. Paris : Payen. p. 148 Disponible en ligne.
Ibidem.
op. cit. : 150.
op. cit. : 148.
Disponible sur le site du CNRTL, dernier accès le 29/12/2020. Au XIIe siècle, elle avait le sens de « foule compacte » selon le Dictionnaire de l’Académie française, dernier accès le 4/01/2021. Au XIIIe siècle, « complot » avait été défini comme un « accord commun, intelligence entre des personnes », sur le même site, dernier accès 2/01/2021. La version papier du TLF en seize volumes ainsi que sa version informatisée disponible sur le site du [Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales](Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) (CNRTL), le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), ne sont hélas plus mis à jour depuis 1994 ; il n'en demeure pas moins que ce dictionnaire n'a rien à envié au dictionnaire de l'Académie française.
Guizot, 1833 : 146–147. Contrairement à « conspiration », la notion de « secret » existe depuis la 1ère édition du Dictionnaire de l’Académie française, dernier accès le 4/01/2021.
Guizot, 1833 : 147, 149. Cette définition partage des traits communs avec celle de la 1ère édition du Dictionnaire de l’Académie française de 1694 , dernier accès, le 4/01/2021. Cette définition fut conservée jusqu’en 1798, date de la 5e édition qui ajoute la notion de « secret ». Depuis 1694, le terme « conjuration » était associé à « conspiration » avant de disparaître dans la 8e édition de 1935.
Avec un redoublement de la consonne finale /-n/ de la base — je n’entrerai pas ici dans les particularités.
L'Académie reste fidèle à la mission jadis confiée : « La mission confiée à l’Académie est claire : “La principale fonction de l’Académie sera de travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences.” (Article 24 des statuts.) »
Disponible sur le site du CNRTL, dernier accès le 4/01/2021. Pour aller plus loin, lire Grevisse 2008 : 176.
Disponible en ligne sur le site du CNRTL, dernier accès le 4/01/2021. Pour aller plus loin, lire Grevisse 2008 : 175–176.
Reichstadt, 2015 : 2.
Emission du 12 janvier 2021, à partir de 49mn:50s.